Jour de marché

Publié le par Sire Planchapain

Je lui lorgnais la gueule, en travers et en large.

 

-          Comment ?

 

Il me rendit un regard rusé sous ses vieux sourcils déplumés. Car enfin, sous son béret à la noix et ses rides bien rangées, je sentais que j’avais affaire à un vieux réactionnaire. Une sorte de pléonasme vêtu de beige. Mais ce constat était trop tardif. J’allais y passer sous peu… j’en avais l’ignoble pressentiment.

Sa voix éraillée, au timbre oblitéré depuis trois siècles, crailla. Chaque mot jaillissant de sa gorge serrée comme une ramure nouvelle :

 

-          Je vous dis que c’était ma place, jeune homme. J’étais là avant. Et de toute façon, si vous fûtes un tantinet plus respectueux de vos aînés, vous m’eûtes laissé peser mon poireau en paix. Car enfin, qui êtes-vous, jeune arbrisseau, pour déranger mon hivernage ultime ? Vous, si plein d’une sève gâtée, pliez devant le vieil orme…

 

Vieil orme. Putain de deux ! Voilà que je me heurtais à un problème moral et sociétal où ma nature –pourtant si douce- toquait à l’huis de ma culture en lui hurlant : « Fous-y un coup de poireau dans la gueule à ce vieil arracheur de burnes ! Tords-lui les pruneaux jusqu’à ce qu’en coule un centilitre de jus, et prends tes jambes à ton cou. Tu vas y passer vieille planche ! ».

 

-          Mais, monsieur. Rétorquais-je d’une voix trop chevrotante pour paraître virile. Ô ancêtre du monde, vieille herse ayant soulevé cent fois la terre pour y reluquer ce que c’est qu’y-a dessous. J’étais là avant vous… Ca fait une heure que les vieux me passent devant en me déblatérant leur vie. Merde ! Mais dégage sale vioque, je suis pressé comme les couilles d’un agent de la paix :  j’ai rendez-vous à l’ANPE !

 

Que n’avais soufflé moi-même les braises de mon bûcher.

 

-          Hin hin ! Voyez la jeune souche, un tantinet oisive, qui vient me dire - à moi !- quel doit être mon rang… L’ANPE ? Seriez-vous dénué de travail, ô honteux parasite ?

 

-          Monsieur, je ne vous permets pas, et il est assez difficile, pour moi, de…

 

Mais déjà, une pointe de parapluie, aiguisée à l’émeri, poussait contre ma poitrine, là où mon cœur soupire chaque jour un peu plus fort sa peine.

 

-          Monsieur ! Tentais-je afin de jouer sur son évidente culture. Hermann Hesse dit que….

 

-          Ah ! Vil renard bouffeur de poules aux œufs d’or ! A vil marsouin de piscine ! Voilà que tu me cite du boche désormais ! Tu crois que le vert-de-gris m’étreint l’âme, morveux ? Que le fritz m’oignione l’œil ? Que le frisé me raidit la sensibilité ? Du bougnoule, il me sort, et du pacifiste en sus ! Ah, mais tu te fourres le doigt dans l’œil, mon jeune ami ! J’en ai planté plus d’un par terre, de tes métèques !

 

-          Mais, Monsieur, vous me faites mal…

 

-          Ah, je te fais mal ! Et moi, « Jean de la Lune », tu crois pas que la vie m’a émondé le tronc et tordu les branches ?… Combien de fois ai-je pleuré mes amis, mes enfants, mes camarades, mes chiens, mes femmes ! Sur combien de tombeaux ai-je déposé de plaques en bronze pur ? Si je comptais les poignées de terre que j’ai jetées au fond des noirs sépulcres : combien de sommets, alors, les Pyrénées compteraient-elles en plus !

Et c’est un gamin à la sale mine, qui vient me parler de mal ! Jeannot ! Jeannot ! Regarde-moi ce lombric à plume…

 

L’homme énorme qui s’avança, en portant son poids respectivement sur une jambe puis l’autre, me tança bien plus violemment :

 

-          … C’est que j’ai fait l’Algérie moi ! J’ai fais l’Indochine moi ! J’ai tué de l’ennemi avec de la corde à piano désaccordé ! Et c’est un paltoquet qui vient nous apprendre la vie ? Aidez-moi les gars, on va se payer du mioche comme au bon vieux temps…

 

Quels vieux emmerdeurs, soupirais-je.

 

       Et déjà, je savais que j’allais succomber à une affreuse mort.

Alors, avant que le dernier poireau ne me soit lancé, avant de mordre la mâche par la racine, avant, enfin, que le dernier potimarron ne m’estropie la tempe… je songeais une dernière fois au bon temps. Le bon temps qui s’arrête ou passe lentement. Au temps d’autrefois, des fêtes et des femmes. De celui des transports en communs et des communs transports...

Du temps que j’avions pas eu la chance de connaître.

« Merdre ! », m’écriais-je tout fort. Si j’avais pu naître vieux, j’aurais déjà tout vécu. J’aurais connu les bordels d'Indochine, les cafés fumeurs et la menace rouge !…

 

 

Un peu plus tard, je me retrouvais entouré d’un monceau de cadavres, au cimetière. Et ces vieux ossements tournèrent vers moi leurs orbites vides en mâchonnant une vieille rengaine :

 

-          Regarde, Joe, voilà t-y pas qu’on a la visite d’un jeune gardon bien en chair. C’en est un qu’est certes pas mort au champ d’honneur comme nous autres !

 

Et tous me crachèrent leurs chicots morts.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article